Ce qui différencie vraiment l'Allemagne de la France
L'Allemagne préfère avoir des travailleurs pauvres, la France des chômeurs de longue durée. De ce choix découle toute une politique sociale et industrielle.
Par Patrick Artus
Le
modèle social allemand n'est pas très différent du modèle français. On sait
qu'une asymétrie très forte entre la France et l'Allemagne vient de la
structure productive des deux économies : l'Allemagne est restée un pays
industriel puissant, avec des gains de parts de marché et des excédents extérieurs
structurels ; la France est très désindustrialisée : l'industrie représente 12
% de l'économie française, 21 % de l'économie allemande.
Mais
nous nous intéressons ici surtout aux choix sociaux des deux pays. En France,
on considère souvent que le modèle social allemand est devenu très différent du
modèle social français, avec la flexibilité accrue du marché du travail ; la
modération salariale ; les efforts faits pour faire disparaître les déficits
publics, qui passent aussi par une réduction des dépenses de transferts
publics. Les lois Hartz, de 2003 à 2005, ont surtout constitué en la mise en
place de conditions très dures forçant les chômeurs à retourner à l'emploi, y
compris dans les emplois peu qualifiés, à temps partiel, mal payés. Parallèlement,
les salaires réels, de 2000 à 2006, ont baissé de 5 % en Allemagne, pendant
qu'ils augmentaient de 12 % en France, et les prestations sociales sont passées
de 19 à 16 % du PIB en Allemagne (18 % en France).
L'Allemagne
a choisi la montée en gamme, l'effort d'innovation...
De
ce fait, on considère souvent en France qu'il ne faut surtout pas copier le modèle
allemand, qui aurait consisté à fragiliser la population pour améliorer la compétitivité
de l'industrie. Cette vue est en réalité très fausse, et les différences entre
les choix sociaux de l'Allemagne et de la France sont concentrées sur un point
: le choix entre travailleurs pauvres et chômeurs. Il y a peu de différences en
réalité entre les choix de l'Allemagne et de la France. Les salaires
industriels sont élevés en Allemagne, et ce n'est pas la baisse des salaires
qui explique la compétitivité de l'industrie : ce premier point est mal connu.
Les
salaires, y compris charges sociales, sont à peu près aussi élevés dans
l'industrie en Allemagne qu'en France (34 euros de l'heure contre 35), les coûts
salariaux unitaires n'ont pas progressé énormément plus dans l'industrie en
France qu'en Allemagne. La compétitivité, la performance, de l'industrie
allemande ne vient donc pas essentiellement de la baisse des salaires dans
l'industrie, mais de la montée en gamme, de l'effort d'innovation.
La générosité
de la protection sociale est voisine en Allemagne et en France, ce qui est mal
connu aussi. Quand on regarde les dépenses publiques de santé, de retraite, d'éducation,
on voit un niveau identique pour la santé, un niveau plus élevé en France pour
la retraite et l'éducation, ce qui vient de l'organisation institutionnelle
(retraites d'entreprise en Allemagne). En réalité, l'Allemagne est un pays où
la protection sociale est généreuse, financée par une pression fiscale assez
forte, même si elle est plus faible qu'en France (44 % du PIB contre 52 %).
La
différence de choix sociaux entre l'Allemagne et la France est en réalité
concentrée sur un point : vaut-il mieux avoir des travailleurs pauvres ou des
chômeurs ? L'Allemagne a fait le choix des travailleurs pauvres, d'où les
fortes pressions qui s'exercent pour favoriser le retour à l'emploi en
Allemagne, y compris dans des emplois peu qualifiés à salaire faible. Cela
explique l'écartement entre les salaires de l'industrie et les salaires des
services en Allemagne (35 % en 2000, 52 % aujourd'hui) ; la hausse des inégalités
de revenus en Allemagne et pas en France ; la très forte hausse de la partie de
la population au-dessous du seuil de pauvreté en Allemagne, plus forte qu'en
France (16 % contre 14 % en 2011, alors qu'en 2000 il n'y avait que 10 % de la
population au-dessous du seuil de pauvreté en Allemagne et 14 % en France).
...
et a renoncé à établir un salaire minimum
Il y
a en Allemagne un énorme écart entre les salaires de l'industrie et ceux de la
distribution, des transports, du tourisme (177 à 100, contre 132 à 100 en
France), ce qui reflète aussi la dualité du marché du travail. L'Allemagne a
donc bien fabriqué une économie avec des salaires faibles en dehors de
l'industrie et des inégalités fortes.
L'absence
de salaire minimum en Allemagne, alors qu'il y a un salaire minimum élevé en
France, contribue aussi à cette différence de fonctionnement du marché du
travail. Enfin, corrélativement, le taux de chômage structurel est plus faible
en Allemagne qu'en France (5,5 % contre 8 % environ), la baisse de la
proportion de chômeurs de longue durée a baissé en Allemagne et augmenté en
France.
On
voit donc bien le choix différent de l'Allemagne par rapport à la France :
privilégier le retour à l'emploi y compris avec des salaires faibles pour éviter
le chômage. Cela conduit à un chômage structurel plus faible, à un taux de chômage
beaucoup plus faible en Allemagne pour les jeunes, surtout peu qualifiés : 12 %
en Allemagne pour les 20-24 ans contre 25 % en France.
La
vision française du modèle social allemand est souvent fausse. On considère
souvent en France que l'Allemagne a fait le choix d'un modèle social beaucoup
moins généreux (baisse des salaires, réduction de la générosité de la
protection sociale), pour améliorer la compétitivité de son industrie, et que
ce choix n'est pas envisageable en France. Mais en réalité l'Allemagne n'a pas
réduit les salaires industriels (la compétitivité de l'industrie allemande ne
vient pas de la baisse des salaires de l'industrie) et a un modèle social généreux
(santé, retraite, éducation). La différence essentielle dans le modèle social
entre l'Allemagne et la France est la préférence pour les travailleurs pauvres
par rapport au chômage en Allemagne, le choix opposé en France.
Il
n'y a pas de supériorité d'un des choix par
rapport à l'autre, il s'agit juste d'un choix.
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