«Les élèves qui réussissent le mieux sont les moins marqués par les stéréotypes»
IDÉES
Le débat sur le genre a pâti de sa proximité avec celui sur le mariage pour tous. La sociologue Marie Duru-Bellat estime que c’est aussi à l’école d’apprendre les valeurs d’égalité entre les sexes.
Alors que la loi sur l’égalité hommes-femmes portée par Najat Vallaud-Belkacem vient d’être adoptée au Sénat, la sociologue Marie Duru-Bellat explique pourquoi les questions de genre divisent la société. Pour cette spécialiste de l’éducation, les stéréotypes rattachés aux filles et aux garçons influencent significativement la vie des classes et nuisent à la réussite. Au nom de l’égalité, la mission de l’école est d’en réduire le poids.
On l’a vu avec les défilés de la Manif pour tous : l’égalité hommes-femmes ne fait pas l’unanimité. Comment l’expliquez-vous ?
Tout le monde est d’accord pour lutter contre certaines inégalités dans le monde du travail. Mais ce n’est plus le cas lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est l’égalité. En fait, il y a deux courants. L’un identifie l’égalité à la ressemblance : on est pareil, un point c’est tout. L’autre, largement représenté dans la Manif pour tous, estime que l’on est complémentaire. Mais lorsqu’on leur demande ce que complémentaire veut dire, ils ressortent les stéréotypes - les femmes sont plus sentimentales, les hommes plus dans l’action etc.
Ces militants soutiennent qu’ils sont pour la différenciation…
En réalité, cette mouvance exprime une peur de la ressemblance qui nous projetterait dans un monde inconnu. Personne n’ose affirmer : «Je suis contre l’égalité, les filles sont inférieures», comme personne ne dira que les Noirs le sont. Mais beaucoup prétendront que les femmes ne savent pas lire une carte routière.
Le gouvernement n’a donc pas su convaincre ?
Cela a été mal géré. On a fustigé «les conservateurs». Or il aurait fallu débattre avec eux de ce que signifie promouvoir les différences, expliquer davantage aux parents ce que les stéréotypes impliquent concrètement, comment ils engendrent des inégalités. Leurs filles, par exemple, qu’ils espèrent voir s’épanouir dans un métier choisi, rencontreront des obstacles dans certains domaines jugés non-conformes à ce qu’on attend d’une fille. Il aurait fallu expliquer aussi que les stéréotypes ont un coût. Certaines études montrent que les petits garçons, encouragés à être plus remuants et risque-tout, ont plus d’accidents domestiques. Ils ont aussi plus d’accidents de la route.
Vous faites un lien entre les stéréotypes et l’échec scolaire. Lequel ?
Les stéréotypes concernent aussi les disciplines scolaires. Les filles ne sont pas seulement présentées comme douces et charmantes, et les garçons comme des leaders nés. Elles sont aussi réputées réussir plus facilement en lettres et en langues, moins en mathématiques et en physique. Petits, les garçons ne seraient pas très bons en lecture, puis à l’écrit et en langues, mais ils excelleraient dans les matières scientifiques.
Les psychologues montrent que ces préjugés ont un effet négatif, car il existe «la menace du stéréotype» : face à un exercice de physique, une fille va avoir peur de le confirmer, ce qui va limiter ses chances de réussite. Des expériences ont montré que si l’on présente le même problème comme de la géométrie ou du dessin, les filles le résoudront mieux si on leur dit que c’est du dessin. Les stéréotypes affectent vraiment la vie des classes. En cours de français, les garçons vont, eux, avoir peur d’exprimer des émotions devant un texte parce que ce n’est pas masculin. Les enseignants eux-mêmes, qui les ont intériorisés, vont attendre plus des garçons dans tel domaine et des filles dans tel autre. Toutes ces images attachées aux diverses matières affectent les apprentissages, c’est bien la preuve que les différences ne sont pas inscrites dans les chromosomes ni dans le cerveau.
Les stéréotypes sont donc intégrés psychologiquement ?
Oui, les personnes concernées sont moins sûres d’elles, pensent qu’elles vont échouer. Comme pour les relations raciales. Quand on présentait, aux Etats-Unis, un test d’intelligence à des étudiants noirs, ils le réussissaient moins bien que si on leur disait que l’exercice portait sur le fonctionnement de la mémoire. Les stéréotypes nuisent à la réussite.
Souvent les filles matheuses sont un peu garçonnes et les garçons littéraires un brin efféminés…
Des travaux canadiens montrent en effet que les élèves qui réussissent le mieux sont les moins «marqués» par les stéréotypes. Les filles pas trop «féminines» osent aller sur les brisées des garçons, et réciproquement. On ne réussit pas seulement en fonction de ses caractéristiques personnelles, mais selon l’image que l’on a de soi comme étant compétent dans tel domaine et, de ce fait, conforme ou non aux stéréotypes.
Au-delà du débat sur le genre, n’y a-t-il pas deux conceptions de l’école qui s’affrontent, l’une qui transmet des connaissances, l’autre qui éduque ?
Cette alternative n’est pas défendable. On ne peut instruire sans éduquer. Enseigner, c’est aussi apprendre à respecter certains résultats de la science même s’ils ne vous font pas plaisir. L’éducation s’immisce partout. Quand on emmène des classes à la piscine et que les garçons se moquent des filles trop grosses, le professeur ne devrait rien dire car c’est de l’éducation ? C’est très français de croire que l’on peut séparer éducation et instruction. Il n’y a qu’en France qu’existe la fonction de conseillers principaux d’éducation (CPE). On peut voir des collégiens se bagarrer et entendre le professeur dire : «Je vais chercher le CPE.»
Ne ferait-on pas peser trop d’attente sur l’école ?
L’école intervient dans un environnement très stéréotypé, avec une ségrégation professionnelle marquée. A l’école, vous allez expliquer aux filles qu’elles peuvent travailler dans le bâtiment. Or, sur les chantiers, elles ne voient que des hommes. Ce constat est valable pour toutes les actions de l’école. On veut sensibiliser les élèves à la lecture, on leur vante un loisir passionnant alors que tout va à l’encontre à l’extérieur. Certes, on ne peut pas tout attendre de l’école. Mais si on n’attend rien, autant la fermer.
Est-ce au gouvernement de s’emparer des questions de genre ?
Dans notre pays, l’école est essentiellement pilotée par l’administration de l’Education nationale et par les syndicats enseignants, en clair par un petit nombre de personnes. Elle pourrait avoir un fonctionnement plus démocratique, plus ouvert aux parents et à la société civile, avec des débats réguliers au Parlement sur ce que l’on veut en faire. Là, ce sont des gens très respectables qui décident, mais chacun dans le cadre de leurs disciplines. D’où une impression bizarre quand l’école s’empare de ces questions-là.
Avez-vous été surprise par la résistance aux questions de genre et aux «ABCD de l’égalité», programmes de lutte contre les stéréotypes expérimentés dans certains établissements scolaires ?
Oui et non. Il y a eu un effet conjoncturel très fort avec le débat sur le mariage pour tous qui s’est déroulé juste avant le lancement des ABCD. Cela a distillé un climat d’incertitude sur le genre - si les homosexuels peuvent se marier, que deviennent le masculin et le féminin ? -, sans compter les récupérations politiques qu’il a pu y avoir.
L’école doit-elle promouvoir l’égalité hommes-femmes si cette valeur n’est pas partagée ?
L’école est une institution obligatoire parce que l’on pense que l’Etat a un rôle dans la transmission de valeurs. On est dans un climat plus relativiste que lors de la création des grands systèmes scolaires. Mais ce serait dangereux de renoncer à en inculquer. Décréter que l’égalité s’apprend au sein de la famille reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore : des parents pourraient décider de retirer leur fille de la piscine, des cours de biologie… L’école doit assumer ses responsabilités. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas parler avec les familles. L’école ne doit pas passer en force, ce qu’elle est parfois tentée de faire.
Le ministère de l’Education, qui a été assez confus autour du terme de genre, a tendance à l’enlever des textes, car trop polémique. Qu’en pensez-vous ?
Ce terme existe depuis plus de cinquante ans. Par quoi le remplacer ? Les gens ne sont ni stupides ni naïfs : ils perçoivent bien que ce mot est à la fois scientifique et politique. Derrière, il y a une remise en cause des inégalités hommes-femmes.
Voyez-vous un retour en arrière ?
On assiste à une évolution préoccupante. Aux Etats-Unis, il y a eu, à la suite du 11 Septembre, l’ouvrage de Susan Faludi, The Terror Dream : l’attentat s’expliquait, aux yeux de certains, par le fait qu’on avait mis les valeurs viriles sous le boisseau. Cela a été suivi par une remontée des mouvements masculinistes, également très nombreux au Canada. Comme si les hommes voulaient défendre leur position dominante. L’évolution n’est jamais purement linéaire. Derrière, il existe des rapports de force. Les hommes résistent. C’est un combat à long terme. Des sociologues américaines expliquent cette remontée des stéréotypes et de l’obsession du look, par le fait que les jeunes femmes devenues cadres doivent montrer qu’elles restent féminines, car leur réussite effraie les hommes. Cela peut être le prix à payer pour les progrès dans le monde du travail. La division du monde selon le genre est ébranlée. Et les hommes ont peur. Dessin Yann Legendre
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